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30 septembre 2011 5 30 /09 /septembre /2011 13:52

 


Extrait de l’article de Jean Brun : « Hellénisme et Christianisme » Tiré de la revue Hokhma, 41/1989. 


 

La notion de vérité.

 

«… de l’hellénisme au christianisme, il y a rupture et non continuité, le christianisme n’a rien à voir avec une philosophie qui serait le produit de l’histoire dont elle constituerait un moment…1- Une première opposition fondamentale se trouve au centre de toutes les réflexions gravitant autour de la notion de Vérité. Les philosophies grecques sont des philosophies du dévoilement qui promettent au disciple studieux un accès à la vérité rendu possible par un savoir ascensionnel qui, au cours de différentes étapes, conférera à celui qui l’aura acquis la contemplation de la vérité. On l’a assez répété, depuis et avec l’encombrant Heidegger, alètheia signifie dévoilement et implique un acte intellectuel mettant au jour ce qui était caché. Tout le problème est donc d’éliminer les écrans qui nous masquent la vérité et de tirer les voiles qui nous empêchent de la voir. Pour Platon, les deux principaux écrans nous empêchant d’accéder à la vérité sont la sensation et l’opinion dont nous devons nous défaire. Pour Aristote ce sont les vices de raisonnements et les sophismes qui nous arrêtent sur la voie conduisant à la vérité, voir que Parménide avait chantée en des termes lyriques. Que l’on mette l’accent sur les erreurs de jugements, comme le firent les stoïciens, ou sur les superstitions comme le firent les épicuriens, de toute manière la possession ou la contemplation de la vérité est promise au philosophe qui pourra y accéder grâce à une ascèse intellectuelle le conduisant sur la bonne route au cours d’une démarche quasi initiatique.

 

C’est pourquoi les philosophies du dévoilement ont un point commun : toutes affirment que l’homme est capable de « s’identifier à Dieu », même si ce n’est que pour un court instant. L’idée et la formule correspondante se trouvent chez Platon et Aristote, voire chez les stoïciens et chez les épicuriens pour lesquels le sage est comme un dieu vivant sur la Terre. Mais cette idée arrive à son apogée chez Plotin. Son disciple et biographe Porphyre nous dit que Plotin, à plusieurs reprises au cours de sa vie, a « vu » ; comme le note fort bien H-Ch.Puech, le plotisme est une mystique de la transcendance. Pour Plotin, en effet, au terme dernier de la démarche ascensionnelle le contemplant devient semblable à la vérité ou au Dieu qu’il contemple. C’est pourquoi Plotin nous demande de nous dépouiller des scories qui cachent la belle statue que nous sommes, afin de devenir nous-mêmes le Dieu. Dans une telle philosophie, qui eut une importance considérable chez les théologiens du Moyen Age, surtout par l’intermédiaire du pseudo-Denys l’Aéropagite, le salut est là, il n’y a qu’à en prendre conscience ; il suffit d’inverser l’extase catastrophique de la procession, qui nous fait passer de l’Un au Multiple en nous précipitant dans la matière et dans le mal, pour annuler cette chute grâce à une extase ascensionnelle conduisant à la contemplation de ce qui est au-delà de l’essence et de l’existence.

 

L’homme peut donc faire son « salut » par ses propres forces grâce à l’acquisition d’une connaissance purificatrice et salvatrice : il n’a nul besoin d’intermédiaire, de Médiateur ni de Grâce. A tel point qu’Aristote, pour qui Dieu meut le monde et le touche mais ne peut en être touché, affirme pourtant que nous pouvons parfois nous identifier à ce Dieu « séparé », ne serait-ce que pour un bref moment.

 

Cette conception de la vérité n’a rien à voir avec celle que nous apport le message chrétien. Pour le christianisme, la Vérité n’est ni en l’homme, ni en dehors de l’homme ; c’est l’homme qui est dans la vérité, il n’en est ni le dépossédé, puisqu’il a été fait à l’image de Dieu, ni le possesseur, puisqu’il est l’être de la chute. Lorsque Ponce Pilate demande : « Qu’est ce que la vérité ? », il le fait en sceptique désabusé qui sait que tous les philosophes prétendent donner une définition de la vérité sans pourtant parvenir à se mettre d’accord entre eux. La même question pourrait se retrouver aujourd’hui sous la plume des tenants de la philosophie analytique ou quelque disciple de Wittgenstein. Ceux-ci définiraient alors volontiers la vérité comme l’expression d’une cohérence logique intra ou interpropositionnelle : quant aux positivistes ils feraient de la vérité un système de formules déductivement démontrées et expérimentalement prouvées.

 

Mais on pourrait imaginer que la question : Qu’est ce que la Vérité ? fût hurlée, à la manière de Nietzsche, comme un cri de désespoir attendant une réponse tout autre que celle apportée par des logiciens ou par des savants. Lorsque Jésus parle, il utilise souvent la tournure : « en vérité, je vous le dis » : lorsqu’il désigne ses disciples il dit qu’ils « sont DE la vérité ». La vérité est donc ce qui fait l’homme mais ce que l’homme ne peut faire, l’homme n’en est ni l’inventeur ni l’auteur, il doit en être le témoin. Un tel message ne se trouve nulle part dans les philosophies grecques.

 

 Les philosophies grecques sont des philosophies de l’intériorité qui pensent que la vérité se trouve dans l’homme mais que celui-ci l’a oubliée et qu’il ne sait plus la retrouver. Il a donc besoin d’un guide qui le conduise par la main à l’intérieur de lui-même jusqu’au point où il redécouvrira ce que les eaux du Léthé avaient depuis longtemps enfoui. C’est ainsi que Socrate compare son travail à celui de sa mère, la sage-femme Phénarète, et prétend que sa tâche est de faire retrouver à son interlocuteur la vérité cachée qui se cachait en lui. C’est pourquoi Socrate ne cesse d’affirmer qu’ « apprendre, c’est se ressouvenir » et que le savoir est réminiscence » ; ainsi Socrate peut faire sienne la célèbre maxime inscrite au fronton du temple de Delphes : « connais-toi toi-même ».

 

Les Ecritures, au contraire, ne cessent de nous mettre en garde contre toutes ces allures trompeuses du vrai que nous pourrions dégager d’une réflexion sur nous-même : « Prends garde que la lumière que tu trouves en toi ne soit que ténèbres ». Pour un Plotin, au contraire, qui se situe explicitement aux antipodes du christianisme, il s’agit de plonger en nous, non certes pour nous affirmer comme individu, mais pour découvrir la source de la lumière intérieure capable de nous rattacher à l’Un nous libérant de cette individualité. Dans le christianisme la lumière vient à nous lorsque Dieu éclaire, mais nous sommes incapables de l’allumer par nos propres forces et c’est pourquoi toute prière est un appel à la délivrance. Si l’extase plotinienne peut conduire à l’illuminisme qui amène l’individu à penser qu’il est finalement devenu Dieu, l’illumination du message chrétien fait naître un homme nouveau et le « chemin de Damas » n’a rien à voir avec une quelconque démarche initiatique comblant le sage ou le myste des bienfaits de la connaissance éclairante.

 

 

La vertu, le caractère  et le savoir.

 

Citation de Jean Brun, cité plus haut, suite : « 3- La conception grecque de la vérité, et l’idée selon laquelle le savoir est une réminiscence nous permettant de retrouver la source perdue, aboutit à définir la vertu comme un savoir. Certes, Socrate ne cesse de dénoncer les prétentions des sophistes pour qui la vertu était un savoir – faire qu’ils se faisaient fort d’enseigner au même titre que l’art ou la rhétorique : mais Socrate répète toujours que « nul n’est méchant volontairement ». Si le méchant se détourne du Bien, c’est parce qu’il l’ignore, il suffit donc de l’éclairer  pour que, guidé par un savoir illuminateur, il se détache de ce mal qui n’était que la rançon de son ignorance.

 

Il vient s’enraciner l’idée selon laquelle omnis peccans est ignorans, idée que l’on retrouverait chez Descartes pour qui il suffira de bien juger pour bien faire. Kant adoptera pour un temps le même point de vue, et pensera qu’une bonne pédagogie et qu’une bonne politique doivent être capables de libérer les hommes des maux dont ils souffrent et qui relèvent d’une thérapeutique dispensée par un savoir droitement appliqué. Mais il abandonnera ensuite cet optimisme qui revient finalement à penser que le salut peut se faire par les œuvres, pour en revenir à des considérations sur le « mal radical » que beaucoup ne lui pardonnèrent pas.

 

Kierkegaard admirait beaucoup Socrate mais il lui reprochait cet optimisme du savoir totalement indifférent au problème de la tentation et à celui du mal radical. On trouve dans saint Paul (Romains 7) un passage célèbre que Racine a admirablement traduit dans un de ses Cantiques spirituels ;

 

« Hélas ! en guerre avec moi-même,

Où pourrai-je trouver la paix ?

Je veux, et n’accomplis jamais.

Je veux, mais (ô misère extrême !)

Je ne fais pas le bien que j’aime,

Et fais le mal que je hais. »

 

L’hellénisme a laissé de côté tout un aspect de la condition humaine, tant était grande sa confiance dans l’homme et dans les ressources de la connaissance. Nous trouverions des prolongements modernes de son point de vue dans ces pélagianismes technicistes pour lesquels le mal se réduit à une maladie relevant de techniques salvatrices capables d’exercer leur efficacité dans le domaine économique, social, politique et pédagogique. De là proviennent ces hystéries qui prennent les sauvetages pour le Salut, qui réduisent la Misère à la pauvreté et ne pensent qu’en termes de biens à acquérir ou à distribuer

 

L’individu, la personne et le groupe.

 

La philosophie grecque parle de l’individu comme ayant sa valeur dans le fait qu’il fait partie d’un tout : la Nature (causes), la Cité (lois), le Destin (sens). L’emphase est mise sur la notion de citoyen : là est la valeur de l’individu. Au contraire,  la pensée biblique s’adresse à la personne, qui est toujours au-dessus de l’espèce. (cf la parabole de la brebis perdue).

 

Extrait de Jean Brun, cité plus haut, suite.

 

« 4- L’identification possible de l’ ‘homme à Dieu, grâce à un savoir qui permet de dévoiler la vérité et de la voir en face, est au point de départ des autodivinisations de l’homme qui sécularisera l’idée de Dieu pour affirmer avec Feuerbach qu’ « il n’y a pas d’autre dieu pour l’homme que l’homme lui-même ». De telles déifications de l’humanité furent renforcées par les sociologismes qui aboutissent à une anthropologisation implicite du Messie, à une socialisation de Dieu et à une divinisation du collectif. Pour des raisons publicitaires, politiques et épistémologiques on affirme volontiers aujourd’hui après et d’après Diderot, que « la volonté générale n’erre jamais » et que des millions de personnes ne peuvent se tromper. Tant et si bien que ces universaux modernes que sont la Société, l’Humanité, la Race, le Parti, la Classe, le Plan, etc… sont devenus de nouveaux Moloch auxquels les hommes sont sacrifiés sur les autels de l’Economie, de la Science, de la Technique et du Progrès.

 

Comme l’a bien souligné Kierkegaard, le Christ s’adressait à tous, mais jamais à la foule, car la foule crie toujours et plus que jamais : « Vive Barabbas ». Kierkegaard précise à juste titre que l’homme est le seul vivant de qui l’on puisse dire que l’individu vaut mieux que l’espèce. Il ne s’agit pas là d’un appel à quelque insupportable égoïsme, mais d’une affirmation inspirée par la parabole de la brebis perdue. Aujourd’hui, nul ne se soucie de la brebis perdue, les guides professionnels, ne s’intéressent qu’au troupeau : ils affirment que le troupeau a besoin du berger, alors que, en réalité, ce sont nos modernes bergers qui ont besoin du troupeau ».

 

(…) 6- Nous sommes ainsi conduits à souligner une nouvelle différence radicale entre l’hellénisme et le christianisme. En grec il n’existe pas de mot permettant de traduire exactement le mot « personne ». La philosophie grecque réfléchit sur l’individu en tant que celui-ci appartient à un tout qui l’englobe, que ce tout s’appelle la Nature ou la Cité. La physique étudie les rapports des individus entre eux et les relations qui les lient aux différents ensembles dont ils font partie ; c’est pourquoi la physique aristotélicienne, tout comme la logique du même philosophe, repose sur des classifications. Quant à la morale et à la politique, elles étudient les relations qui doivent unir les citoyens, dans la mesure où chacun appartient à un groupe social défini par une langue, des dieux, des monuments et une histoire.

 

La notion de personne, notion éminemment chrétienne, n’est pas au principe de considérations sur la partie et le tout. La personne relève du sacré, car elle porte en elle la signature de la création, l’image de Dieu selon laquelle elle fut faite. Qui dit personne ne dit donc pas seulement lois physiques ou juridiques, mais respect et amour, idées absolument inconnues des Grecs. Que Jésus dise au bon larron avec qui, et non pas seulement à côté de qui, il meurt qu’ils se retrouveront dans le domaine du Père, est inintelligible pour un Grec ».

 

 


 

La conception de l’amour.

 

La conception de l’amour : pour les grecs, l’amour ne s’adresse pas à la personne, mais aux qualités qu’elle possède : la beauté, l’intelligence…. Cela n’a rien à voir avec la notion de prochain. Au contraire, pour la pensée biblique, chrétienne, l’amour s’adresse à la personne, c’est un amour-don.

 

Extrait de Jean Brun, cité plus haut :

 

« 5- Telle est la raison pour laquelle il est possible d’opposer l’hellénisme et le christianisme sur un autre point essentiel, comme l’a déjà fait remarquablement Anders Nygren. L’amour (Eros), cher à la philosophie grecque, n’a rien à voir avec l’amour (agapè) dont nous parlent les Ecritures. Dans le Banquet, Platon nous explique clairement que l’amour s’adresse non à des personnes, mais à des qualités dont celles-ci sont les dépositaires ; selon lui, on aime donc quelqu’un à cause de sa beauté, de son intelligence, etc. Mais, comme le dira plus tard Pascal, si l’on m’aime à cause de ma beauté ou de mon intelligence, m’aime-t-on ? Non, car la maladie peut faire disparaître ces qualités sans tuer la personne. L’amour décrit par Platon est une amour essentiellement désincarnant qui ne voit dans l’autre qu’un support, volontiers tenu pour éphémère, de dons précieux.

 

L’agapè chrétienne n’a rien à voir avec un tel amour ; Jésus n’aime pas quelqu’un parce qu’il est aimable ; l’amour qu’il lui porte est un amour - don, un amour gratuit. Comme l’écrit sainte Thérèse d’Avila dans un fort beau poème mystique où elle chante l’amour divin :

 

« Le rien vous l’unissez

A l’être infini

Et sans le faire disparaître, vous le transformez,

Ne trouvant rien en lui qui soit digne de votre amour, vous l’aimez,

Par vous, notre néant devient grandeur. » 

 

 

La notion de Dieu.

 

Chez les Grecs les dieux eux-mêmes sont soumis aux lois inexorables du Destin qu’ils sont impuissants à changer : il existe donc au-dessus d’eux des forces avec lesquelles ils doivent compter et auxquelles ils ne peuvent s’opposer. A l’opposé, le Dieu de la Bible peut faire que ce qui a été n’ait pas été : l’Eternel rend à Job tous ses fils et tous les biens qu’il avait perdus ; Jésus ressuscite Lazare. Pour Dieu, il n’y a pas de temps irréversible, ni de vérité transcendante à laquelle il serait lui-même soumis ; la Résurrection et la Rédemption triomphent du temps c’est-à-dire finalement de la mort. A la lumière d’Occam, de Luther, de Pascal, de Kierkegaard et de Dostoïevski, le philosophe russe Chestov montre que la Bible nous enseigne que rien n’est impossible à Dieu. Si cela nous demeure inintelligible, c’est précisément parce que seules les idoles que nous forgeons nous sont compréhensibles, car elles ne font que répéter ce que nous leur avons enseigné ; c’est pourquoi nous les préférons à la Parole de Dieu. Et, selon Jean Brun, « telle est la raison pour laquelle les Grecs restèrent profondément étrangers à l’idée de Création. Le Dieu grec est un Démiurge, un architecte qui travaille une matière déjà là et qui l’organise selon les finalités multiples. C’est pourquoi l’on trouve chez Aristote l’amorce d’une philosophie de la technique, voire d’une philosophie du progrès, points qui ont été trop peu soulignés. 

 

Etre et faire.

 

Extrait de Jean Brun, cité plus haut, suite.

 

« 8- (…) Aristote critique, en effet, son maître Platon pour qui l’homme restait le plus démuni des vivants ; Aristote insiste sur cette idée que l’homme a sur les animaux le privilège exclusif de posséder une main que la nature lui a donnée parce qu’il était le plus intelligent des êtres. Or cette main lui permet d’exercer des fonctions multiples : de prendre, de serrer, de se modeler, de tirer, de pousser, bref de s’emparer de la nature pour la vaincre et la modifier ; c’est pourquoi Aristote dit de la main qu’elle est « l’outil des outils ». Il y a là un point de vue essentiel et neuf, car tous les instruments, toutes les futures machines ne seront que des projections organiques de la main humaine à laquelle ils donneront des fonctions et des pouvoirs amplifiés si riches que Descartes nous invitera à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

 

Dès lors, Aristote ne voit plus dans le temps ce qui emporte toutes choses vers la décadence et vers la mort, idée familière aux grecs qui liaient toujours le devenir et la corruption ; avec Aristote le temps devient l’ « auxiliaire bienveillant » des actions humaines et le Stagirite insiste même sur cette idée que nos œuvres viennent s’ajouter à celles de nos prédécesseurs qui les compléteront à leur tour. Le temps n’est donc plus ce qui défait l’homme mais bien ce qui le fait, à sa manière il est lui aussi un démiurge.

 

Une telle ligne de force, qui répétons-le prend sa source dans l’aristotélisme, conduit à ces prestiges du FAIRE et à cette idée d’un salut par les œuvres dont nous subissons aujourd’hui toutes les tyrannies. Les applications de la technique sont devenues si spectaculaires et si tentaculaires que nous pensons de plus en plus que tout relève du FAIRE et que l’ETRE n’est autre que la somme de ses actions. La question : « que faut-il faire ? »est devenue non pas le signe d’un souci d’efficacité, mais la marque d’une paresse intellectuelle profonde ; elle nous amène, en effet, à penser que tout relève de réparateurs spécialisés auxquels nous n’avons qu’à nous confier car ils savent ce qu’il faut faire. Nous pensons en termes de « pannes » et de « dépannages », et nous attendons passivement que d’adroits techniciens nous dépannent psychologiquement, socialement, économiquement, existentiellement, ontologiquement.

 

C’est pourquoi nous nous en remettons aux mains des pilotes du temps et aux ingénieurs de l’histoire. Dans tous ces domaines nous attendons que l’on nous donne des recettes accompagnées d’une mode d’emploi. Il y a là une attitude essentiellement païenne qui investit le savoir et le pouvoir de vertus magiques et salvatrices.

 

Cela ne doit naturellement pas nous amener à conclure que nous ne devons rien faire, nous devons comprendre que, si l’action est nécessaire, elle n’est pas suffisante et reste même souvent dérisoire. La grande poétesse Marcelline Desbordes – Volmore rend compte d’un drame en termes fort simples : « Il n’aimait pas. J’aimais. » Que FAIRE en pareil cas ? Il n’y a rien à FAIRE ; l’homme n’a pas le pouvoir de faire naître dans le cœur de l’autre un amour qui ne s’y trouve pas. Que faire pour quelqu’un qui pleur un parent ou un ami disparu, qui se désespère dans le remords où le plonge un parent ou un ami disparu, qui désespère dans le remords où le plonge le souvenir d’une faute commise ? Il n’y a rien à FAIRE. Que faire devant la mort ? Il n’y a rien à FAIRE. De telles situations –limites ne relèvent d’aucune thérapeutique humaine et le savoir comme le faire ne peuvent que constater leur impuissance fondamentale devant la Grâce et l’Amour.

 

Au fond, un des premiers idolâtres du faire fut Simon le Mage qui était prêt à payer pour qu’on lui apprît à « faire » des miracles, il était à la recherche d’une recette, du « truc » suprême et attendait que quelqu’un de compétent lui transmît le savoir adéquat. Aujourd’hui l’home technicus, héritier de la promesse et du programme : « Vous serez comme des dieux », est à la fois le Prométhée et le Sisyphe du FAIRE. Nous pouvons et devons guérir des maladies d’ordre physique, économique et social, mais nous ne pouvons pas guérir l’existence elle-même, il n’y a rien à FAIRE pour nous guérir de la vie.

 

Chez les Grecs, le prestige du faire ne se trouverait pas au cœur d’une technique encore balbutiante et fort élémentaire, dans la mesure où elle ignorait les procédés permettant de déclencher de l’énergie, de l’accumuler et de la transporter, dans la mesure où elle ignorait le moteur ; mais un tel prestige couronne toute ce qui a trait à l’eschatologie dans la mythologie grecque. Un enseignement plus ou moins secret avait, en effet, pour prétention de faire connaître au vivant la conduite qui devrait être la sienne après la mort lorsqu’il entrerait dans le Royaume de l’Au-delà et qu’il devrait se laisser conduire par des génies psychopompes.

 

En conclusion, nous pourrions dire que si beaucoup de théologiens et de philosophes ont pensé le christianisme à partir de cadres intellectuels légués par les philosophes grecs, ils ont ainsi souvent conceptualisé et systématisé le christianisme, ils l’ont sécularisé. Dans la mesure où le christianisme apporte le Message de la Révélation par les Ecritures et par l’Incarnation, il parle au monde et dans le monde mais pas avec la voix du monde. Cependant le monde veut prendre sa revanche, aussi, lorsqu’il ne récuse pas purement et simplement le christianisme, tente-t-il de le domestiquer. En ce sens, la pensée grecque lui a été utile mais il n’a pas vu que la révélation chrétienne n’avait rien à voir avec un dévoilement de la Vérité.

 

L’essence de l’histoire et de l’action, programmées par le Désir de l’homme de refaire de l’Eden, peut se condenser dans cette formule : Nous partons vers, pour oublier que nous sommes « partis »de. Parti du Paradis, l’homme a voulu prendre sa revanche, en cherchant à partir pour le Paradis. C’est pourquoi nous nous attachons à angéliser les départs au cri de « marchons ! Marchons ! » Car nous prenons chaque départ pour le commencement d’une marche en avant réalisatrice et pleine de promesses salvatrices. Nous oublions ainsi que ces départs sont autant de sorties de… C’est ainsi que l’homme construit des routes de toute sorte pour faire de l’histoire la voie royale vers ce qui est au-delà de l’histoire elle-même : autrement dit, nous demandons à l’histoire de nous libérer de l’histoire elle-même et de nous conduire à sa « fin » invoquée comme le terme qui opérait la synthèse des contradictoires et mettrait un terme à toutes les aliénations.

 

Ni le temple de Delphes ni les Mystères d’Eleusis ne sauraient nous apprendre les moyens de construire cette Jérusalem céleste que nos mains d’hommes sont incapables de bâtir ».


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